LES ARTISAN·E·S DES DROITS HUMAINS

Médiatisation et violences policières : la double bascule

→ 19 mars 2020

J’ai toujours baigné dans l’univers des manifestations depuis que je suis petit. Mes parents sont politisés et m’emmenaient avec eux défiler pour fêter le travail chaque année et aussi lors des grands rendez-vous contestataires, du milieu des années 1990 jusqu’au début des années 2000. 

Marcher pour exprimer son opposition et revendiquer ses droits se faisait alors par beau temps, en famille et au son de quelques pétards vite étouffés par les fanfares et les sonos syndicales.

10 ans plus tard, on se rend en manifestation a minima, les yeux et le nez protégés par un masque de ski et par un masque à gaz. Si l’on entend exercer son droit constitutionnel et rester une après-midi entière sur le parcours (pourtant déclaré) du cortège, il est désormais obligatoire de porter un casque, des gants, des chaussures renforcées et un sac à dos avec un kit de survie : sérum phy, eau, batterie portable, compresses, etc. Si vous portez ces outils de protection nécessaires et que vous vous retrouvez isolé face aux forces de l’ordre, vous finissez en garde à vue, journaliste ou pas.

A la lecture d’un éditorial du Monde, « Les violences policières sont le reflet d’un échec », publié le 11 janvier 2020, il semblerait cependant qu’un pas ait été franchi.

Pourtant, les habitants des quartiers populaires, les opposants à la loi travail (loi El Khomri de 2016), les militants écologistes, les gilets jaunes, et aujourd’hui toutes celles et ceux qui se battent contre la réforme des retraites dans la rue ont ressenti dans leur système olfactif, par leur glandes lacrymales ou dans leur chair, la violence d’une partie des forces de l’ordre qui, sans condamnations politique et judiciaire, finit par faire système. 

Comment expliquer cette temporalité différente dans la prise de conscience des faiseurs d’opinion ? Comment expliquer que certains éditorialistes ne se réveillent que maintenant ? Qu’un embryon de réaction gouvernementale ne voit le jour que des mois, voire des années plus tard, trop tard ?

Dans un article intitulé « Quelle violence légitime ? », et publié le 14 janvier 2020, dans Les blogs du « Diplo », Frédéric Lordon, pour tenter d’expliquer ce décalage, écrit : « Ce que les médias ne voient pas, cela n’existe pas ». Si j’entends la critique, je ne peux m’y résoudre. Car bien évidemment, même si ces éditorialistes ne se rendent jamais dans les manifestations (qu’ils commentent pourtant à longueur de journée), ils sont présents et sont actifs sur les réseaux sociaux. 

Et ces réseaux sont alimentés quasi quotidiennement par le travail formidable des journalistes, photographes et vidéastes indépendants, et par les centaines de milliers d’images amateurs qui y circulent, de façon exponentielle, chaque weekend depuis plus d’un an. Je ne crois pas possible qu’ils aient pu y échapper.

Peut-être sont-ils en train de comprendre que la bataille de l’opinion publique se fait aussi sur ces réseaux et que l’élite est en train d’y perdre du terrain. Car jusqu’ici, elle pouvait encore compter sur la différence de niveau d’information entre les différentes catégories de la population. Celles qui ne s’informent que via les chaînes d’infos publiques ou privées et celles qui sont présentes sur le terrain et consommatrices de réseaux sociaux. 

Certes, cette distorsion tend à se résorber mais le retard à rattraper est si long, les fractures si profondes et la rancœur si vivace, qu’il faudra bien plus à mon sens qu’un timide éditorial ou qu’un simple plan de com’ gouvernemental pour inverser cette tendance. 

© Photographies Camille Court

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