Souad Martin-Saoudi et Irène Iron → 11 juillet 2018
Longtemps confinée aux milieux académiques Nord-Américains (États-Unis et Canada)1, la notion d’appropriation culturelle a récemment fait son entrée dans les grands débats publics portant sur les manières dont certaines créations culturelles sont utilisées, empruntées et imitées par d’autres à des fins artistiques ou commerciales. Les plateformes de médias sociaux s’enflamment lorsqu’il est question de célébrités, de designers ou de marques qui adoptent les codes de collectivités culturelles minoritaires. Alors que certain.e.s. affirment que les symboles et produits culturels provenant d’Afrique ou encore d’Asie sont interdits aux personnes non issues de ces cultures, d’autres soutiennent que le droit à la liberté d’expression l’emporte sur le droit de garder le contrôle de son identité et de ses expériences culturelles.
Comment tracer la limite entre appréciation culturelle et appropriation insensible voire insultante ? La réponse n’est pas claire. La réalité de l’expérience humaine veut que l’emprunt et le mélange culturel soient omniprésents. Ceci se constate dans la langue, la religion, la cuisine, le folklore et d’autres éléments culturels. Un exemple de cette fluidité culturelle est Cendrillon, des variantes de ce conte populaire ayant été retrouvées en Asie et en Europe en passant par l’Afrique du Nord2. Un autre est le poulet tikka masala. Ce plat élaboré par des personnes d’origine indienne venues vivre au Royaume-Uni dans les années 1950 a été proclamé plat national britannique au début des années 2000. La fluidité et la fusion culturelle peuvent également mener à une reconnaissance dite universelle. C’est le cas notamment des règles mathématiques ou encore des droits humains.
Alors, qu’est-ce que l’appropriation culturelle ? Et qu’est-ce qui fait d’elle un phénomène néfaste et tant critiqué ? Selon Susan Scafidi, Professeure de droit à l’Université Fordham et autrice de Who Owns Culture?: Appropriation and Authenticity in American Law (2005), c’est prendre la propriété intellectuelle, les connaissances traditionnelles, les expressions culturelles ou les objets de la culture de quelqu’un d’autre sans sa permission. Cela peut inclure l’utilisation non autorisée de la danse, des vêtements, de la musique, du langage, du folklore, de la cuisine, de la médecine traditionnelle ou encore des symboles religieux d’une autre culture. Elle est plus susceptible d’être dommageable lorsque la communauté source est un groupe minoritaire qui a été opprimé ou exploité par d’autres moyens ou encore lorsque la chose empruntée est particulièrement sensible, c’est le cas des objets sacrés. On en comprend que l’étiquette « appropriation culturelle » s’applique aux emprunts qui relèvent de l’exploitation culturelle.
Comme le précise la Professeure de droit Olufunmilayo Arewa, l’emprunt culturel à l’Afrique, « doit être placé dans le contexte historique d’une relation de pouvoir asymétrique entre ce continent et le reste du monde ». La réalisatrice canadienne d’origine métisse et crie Loretta Todd propose une explication plus personnelle et nous invite à opposer l’appropriation culturelle à ce qu’elle appelle « l’autonomie culturelle », c’est-à-dire le droit qu’ont les membres d’une collectivité donnée d’interpréter leurs propres racines et traditions. Il y a appropriation lorsqu’un individu s’arroge le droit de parler au nom d’une collectivité culturelle à laquelle il n’appartient pas, ou encore lorsqu’un autre prétend connaître le vécu d’une collectivité et être apte à définir les contours de l’identité collective mieux que ses membres. L’appropriation-exploitation se caractérise aussi par l’usage d’une culture pour la rabaisser, la ridiculiser ou la diminuer. Exhiber un blackface ou encore faire un déguisement d’Halloween des vêtements d’une culture (sari, caftan, kimono, turban sikh, hijab, etc.) font partie de cette forme d’appropriation. Ils renvoient aux stéréotypes et généralisations insultantes, et déshumanisent une culture autrement opprimée.
En d’autres mots, l’appropriation culturelle est à proscrire parce qu’elle banalise l’oppression historique violente (par le biais du génocide, de l’esclavage ou de la colonisation), permet de prendre d’une culture sans avoir à la connaître ou la respecter et d’en profiter sans avoir à accorder le crédit aux véritables créateurs, et perpétue les préjugés racistes.
Comment prévenir l’exploitation culturelle ? Scafidi propose d’utiliser la règle des trois « S » : la source, la signification et la similitude.
- La source : il s’agit de se demander si ce que l’on emprunte provient d’une culture dominante ou d’une culture minoritaire qui a été opprimée, ou qui ne s’est jamais vu accorder le même respect que les autres cultures. Comprendre le contexte de l’emprunt est important pour éviter l’exploitation. Réfléchissons par exemple à comment les coiffures des femmes noires (afro, dreadlocks, tresses, etc.) sont sévèrement jugées et constituent bien souvent des justifications de discrimination à l’école et au travail ; c’était le cas des sœurs Venus et Serena Williams qui se faisaient traiter de « ghetto » pour avoir porté leurs cheveux en tresses lors de matchs. Mais lorsque portées par une culture dominante, ces tresses deviennent tendance et cool ; c’est le cas de Kim Kardashian qui affichait il y a quelques mois des nattes très fines à la « Bo Derek » dont elle se proclamait l’inventrice, tutoriel à l’appui. Pourtant, ces nattes étaient clairement inspirées des tresses des femmes peules. C’était de l’appropriation culturelle parce qu’elle ne reconnaissait pas la culture d’où venait la coiffure.
- La signification : ce qui est emprunté et interprété (vêtement, chanson, parure, etc.) est-il encore considéré comme sacré ou a-t-il déjà été librement commercialisé par sa communauté originelle au point où on ne lui associe plus spécialement de signification ? La coiffe traditionnelle autochtone portée par certaines tribus d’Amérique du Nord par exemple est une démonstration sacrée de l’honneur et du courage d’un homme et chaque plume raconte une histoire ; elle n’est pas un simple accessoire mode pour les défilés de mode et les festivals. En revanche, les capteurs de rêve, associés aux tribus Ojibwe, Navajo et Lakota notamment sont considérés comme des objets interculturels qui ont été adaptés pour les arts et l’artisanat contemporains par plusieurs artistes et artisans autochtones. Une personne non-autochtone peut très bien porter des boucles d’oreilles en forme de capteurs de rêve achetées chez des artisans autochtones. Dans ce scénario, il n’y a pas de dynamique de domination et d’appropriation à l’œuvre. L’idée est de faire quelques recherches avant d’acheter et, surtout, de se tenir loin des articles produits en série par les grandes chaînes de mode.
- Les similitudes : l’évaluation des ressemblances avec l’original est le moyen par excellence de s’assurer que l’on ne donne pas dans l’exploitation. Par exemple, lorsqu’un artiste réinterprète un style à travers sa perspective et que le produit est différent de la référence, on ne peut parler de copie ou d’exploitation. A ce titre, plusieurs produits vendus chez Zara ne passent pas le test. Des chaussettes reprenant les motifs géométriques xhosas d’Afrique du Sud, à la jupe fluide calquée sur le longhi d’Asie du Sud en passant par les parures de lit en Terz fassi, une broderie marocaine, le géant de la fast fashion s’approprie des vêtements et de l’artisanat traditionnels pour les vendre comme des produits inédits et cool, sans toutefois mentionner la source.
Force est donc de constater qu’une bonne compréhension du contexte de l’emprunt et de ses conséquences (l’étendue des dommages qu’il inflige sur la culture en général) est essentielle pour éviter une appropriation qui relève de l’exploitation. Il est avant tout question de lutter contre les préjugés et les idées reçues fondées sur l’appartenance raciale, ethnique ou culturelle. Car au fond, lorsque l’on parle d’appropriation culturelle, ce que l’on tente de mettre en lumière c’est la manière dont nos sociétés peuvent adopter une culture tout en rejetant sa source : les gens.
© Illustrations Irène Buigues dit Iron
Souad Martin-Saoudi et Irène Iron
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