Tarik El Faouz → 6 décembre 2017
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan et son parti Justice et Développement (AKP) sont à l’origine du déclin substantiel de la liberté de la presse au cours de la dernière décennie, utilisant agressivement le code pénal, les lois pénales sur la diffamation et la législation antiterroriste. Les autorités ont également adopté des outils juridiques et l’influence économique de l’État pour saisir et opérer des changements de propriété dans les principaux groupes de médias. Cela a eu pour résultat l’adoption de lignes pro-gouvernementales par une grande majorité des médias d’opposition.
Suite à la tentative de coup d’État de juillet 2016, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence et a commencé à opérer des purges dans la bureaucratie, les forces armées et la société civile. Il les accusait de soutenir ou de collaborer avec les « comploteurs » du putsch manqué. Erdoğan a désigné le prédicateur islamique exilé Fethullah Gülen1 comme étant le cerveau des opérations, mais la purge visait également les personnes soupçonnées d’appartenir à des organisations de gauche ou kurdes.
« La plus grande prison de journalistes au monde ». Selon RSF, 182 journalistes ont été arrêtés et emprisonnés à ce jour2, des dizaines de journalistes ont été tués et une répression s’organise également à l’encontre des journalistes citoyens.
Ces violences à l’égard du journalisme sont effrayantes dans un pays censé être démocratique et consacrant la liberté d’expression3 et de la presse4 dans sa constitution.
Actuellement, il y a clairement une volonté d’Erdoğan de contrôler la totalité des médias turcs. Ce contrôle se fait soit en fermant radicalement les médias dissidents qui ne seraient pas en accord avec la volonté du pouvoir en place, soit en prenant la main, par la force, des médias en place. Puis en mettant à la tête de ces derniers des proches du pouvoir dans le but de contrôler leurs lignes éditoriales.
Depuis l’arrivée de Recep Tayyip Erdoğan au pouvoir, des milliers de procès ont été intentés pour cause « d’insulte au président de la République » et pour « apologie du terrorisme », contre des journalistes, avocats ou simples citoyens. La justice turque a requis des peines allant jusqu’à la perpétuité.
Le procès du quotidien Cumhuriyet qui a débuté en juillet 2017 reste le symbole et l’emblème de recul observé par la Turquie en matière de libertés. La répression qui a frappé ce quotidien historique (quotidien kémaliste5) a mené à l’arrestation de dizaines de journalistes.
Ce combat mené par le pouvoir turc contre ce journal a commencé en 2016 avec l’emprisonnement de Can Dundar et d’Erdem Gul
– respectivement rédacteur en chef et chef du bureau d’Ankara du quotidien – pour avoir publié des photos d’armes dans un camion à destination de la Syrie.
Ces journalistes sont aujourd’hui tous poursuivis pour « activités terroristes ». En effet, dans l’acte d’accusation de 324 pages, il est reproché à l’un des plus vieux journaux de Turquie d’avoir mené « une guerre asymétrique » contre le président Recep Tayyip Erdoğan et d’avoir « modifié sa ligne éditoriale ». Ce procès est toujours en cours et verra le passage sur le banc des accusés de plusieurs grandes plumes du quotidien telles que Ahmet Sik et du patron du quotidien Akin Atalay les 25 et 26 décembre prochains.
De nombreux médias ont été fermés, que ce soit des journaux, des chaînes de télévision et de radio, des agences de presse, des magazines, des maisons d’édition et des sites d’information. Plus de 150 de ces médias ont été saisis et fermés ou mis sous tutelle (procédure consistant en un contrôle par le gouvernement d’un organisme ou d’une collectivité).
L’exemple du journal francophone Zaman est un des plus marquants. Le média proche du mouvement Gülen6, et opposé au gouvernement en place et à la personne d’Erdoğan, a été mis sous tutelle par un tribunal d’Ankara en mars 2016. La mise sous tutelle judiciaire de la totalité du groupe de presse Zaman est intervenue dans le cadre d’une enquête liée au terrorisme. Suite à cela, une équipe éditoriale pro-gouvernementale a été imposée à la tête de tous les médias du groupe Zaman. Cela n’a pas duré très longtemps car, suite à la tentative de coup d’État, le journal a été totalement fermé en août 2016.
De nouvelles méthodes de répression par les autorités et le gouvernement pour mener à bien la guerre que le président Erdoğan a déclaré aux médias et aux journalistes sont apparues.
Le média d’opposition Koza Ipek, dont la rédaction a été prise d’assaut par la police, en est un exemple marquant. Suite à cette prise d’assaut, la justice a nommé des administrateurs proches du pouvoir, à la tête de ce média. Ces derniers en contrôlent les titres et ont conduit à un virage à 180 degrés de la ligne éditoriale du journal d’opposition qui maintenant affiche une position clairement pro-gouvernementale.
Répression antikurdes. En août 2016, un mois après la tentative de coup d’État, les bureaux d’Ozgur Gundem, le principal quotidien kurde, ont été fermés à la suite d’une décision de justice ordonnant cela en raison d’une enquête pour terrorisme alors qu’aucune loi ne prévoit cette situation. De plus, deux responsables de la publication et deux journalistes ont été arrêtés et condamnés à des infractions liées au terrorisme. Depuis, trois d’entre eux ont été relâchés mais le rédacteur en chef, Inan Kizikaya a été maintenu en détention. En octobre 2016, un décret pris par le président Erdoğan a fermé définitivement le journal Ozgur Gundem ainsi que d’autres médias kurdes.
(Auto)censure. Le pluralisme diminue dangereusement, les grands médias sont possédés par des proches d’Erdoğan, et les menaces de licenciement incitent fortement à l’autocensure.
Depuis les événements du parc Gezi en juin 20137, tout semble s’être figé en Turquie, et l’autocensure s’est accrue dans tous les domaines, principalement dans le journalisme.
Le pouvoir contrôle toutes les formes d’expression et d’information en mobilisant l’arsenal juridique turc, et plus précisément les articles du code pénal portant sur :
- les atteintes à la religion (article 216),
- la pornographie et les publications indécentes (article 226),
- les atteintes à la turquicité8 (article 301),
- le caractère provocant et indécent des publications, films, chansons (articles 426-427-428).
Ce contrôle se fait également en arguant de la protection des mineurs et en convoquant l’arbitrage de la Diyanet (Direction des cultes).
La morale nationaliste et le sentiment de peur contraignent les citoyens et les journalistes à s’autocensurer. Cette autocensure, motivée par le pouvoir en place est une parfaite traduction des atteintes à la liberté d’expression en Turquie. Cette liberté, appartenant autant aux journalistes qu’aux lecteurs, se voit violée et réduite au silence par un président menaçant tous les dissidents.
Toutes ces violences à l’égard du journalisme et de la presse en Turquie ne cessent d’augmenter et de s’intensifier. Ces violences sont également tournées vers des journalistes et des médias étrangers avec l’emprisonnement de plusieurs journalistes internationaux.
Ces violences ne touchent pas que le monde des médias. Depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016, le gouvernement a ordonné la fermeture de plus de 1 500 ONG et fondations caritatives. Des dizaines de personnes liées à des ONG de défense des droits de l’Homme ont été arrêtées dont le directeur d’Amnesty International en Turquie, accusé par les autorités de sympathies gulénistes9.
© Illustration libre de droits par Hilmi Hacaloğlu. « Teslim Olmayiz » (« Nous ne céderons pas »).
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