LES ARTISAN·E·S DES DROITS HUMAINS

Entretien (2/3) : description et enjeux du métier d’interviewer des …

Joséphine Faisant, journaliste résidante grecque depuis 2012 et contributrice de l’aaatelier, se questionne sur le traitement médiatique des exilés en Grèce alors que les tensions augmentent sur l’île de Lesbos, île sur laquelle de nombreux exilés transitent pendant plusieurs mois en attendant de poursuivre leur parcours migratoire en Europe. Pour mieux comprendre la réalité de ce qu’il s’y passe, elle a interrogé Elsa (qui a préféré rester anonyme), une juriste Française qui travaille depuis plusieurs années dans le domaine de l’asile et de l'humanitaire en Grèce.

Dans la deuxième partie de cet entretien, Elsa revient avec précision sur le métier si singulier d’interviewer et son vécu hors du commun dans les camps d’exilés en Grèce.

, et → 15 novembre 2021

© deux éxilés sur l'île de Lesbos, 2015. Photographie de Chloe Kritharas Devienne

1. Peux-tu nous en dire plus sur le métier d’interviewer ?

Au Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), je travaillais dans un endroit très particulier : la partie sécurisée des hotspots, zone fermée à clef et entourée de barbelés. Personne ne peut y rentrer sans être fouillé et il faut avoir un justificatif. Traverser la barrière de sécurité tous les jours, ça donne l’impression de travailler dans une prison. Au début, travailler dans ces conditions est assez déstabilisant. Les « bureaux » sont dans des conteneurs, c’est comme être sur un chantier permanent. Les interviews se faisaient dans un conteneur aménagé. J’étais véritablement responsable de la personne que j’interrogeais. Cet entretien pouvait durer de 5 heures à 3 jours. C’était donc un moment très long que nous partagions. Il nous fallait quand même un minimum de confort. 

J’ai appris à poser des questions, c’est-à-dire à ne jamais suggérer les réponses. On apprend aussi à échanger par l’intermédiaire d’un interprète. C’est-à-dire faire disparaître l’interprète, en regardant toujours la personne interrogée dans les yeux par exemple. Il faut que cette personne me regarde moi, et non pas l’interprète qui nous traduit tout du long. C’est vraiment une succession de petites victoires pour l’interviewer quand la personne en face commence à se confier au fil des questions. Parfois aussi, on a une vraie satisfaction quand on se met à parler de choses différentes, c’est-à-dire pas forcément angoissantes. Nous avions une grande marge de manœuvre, que ce soit sur la durée des interviews mais aussi sur les questions en elles-mêmes. Nous avions une base évidemment, avec des informations obligatoires à récolter, mais le type de questions ainsi que la manière d’y arriver était complètement laissée à la liberté de l’interviewer. C’est un grand avantage des interviews à EASO. 

Aussi, sur le temps que l’on passe avec le demandeur, je sais qu’en France c’est différent, les minutes sont comptées. Alors qu’ici nous étions assez libres, aucune question pré-écrite ne nous était imposée. Je parle de l’époque où moi j’étais interviewer, aujourd’hui, ils le sont beaucoup moins (2017 à 2019). 

Il faut donc conduire son interview d’une manière à déceler le vrai du faux, savoir écouter l’histoire puis poser les questions pour comprendre si c’est crédible ou non. C’était très intéressant, d’autant plus que j’avais carte blanche sur les questions. Il faut une véritable capacité d’analyse et de nombreuses connaissances géographiques et politiques sur ces populations. Personnellement, je n’ai jamais mis les pieds en Irak ni en Syrie. Il fallait donc que je me renseigne pour évaluer la crédibilité des propos que j’entendais. Et surtout, sans ces connaissances je ne peux pas poser de question utile à la compréhension de l’histoire et de sa crédibilité. Il y a un réel besoin d’étude permanente. Nous sommes en contact avec des populations dont les situations politiques de leurs pays changent très rapidement et radicalement. Une ville en guerre aujourd’hui peut avoir un traité de paix le lendemain. Je dois évidemment être au courant de ces changements. Nous avions pour cela accès à une immense base de données, ainsi que des formations en continu. C’est pour moi un aspect génial de travailler pour une agence européenne. Nous apprenons à nous renseigner et à croiser nos connaissances avec les discours que nous entendons. 

Aussi, les questions posées lors d’un interview peuvent servir pour les interviews futurs. En l’occurrence pour des pays dont nous avons très peu d’informations fiables, comme la Palestine. 

2. Peux-tu nous expliquer le but exact de ces interviews ?

Il y a eu un accord avec la Turquie en 2016, juste avant que je commence, qui disait que la Turquie n’avait plus le droit de laisser passer les migrants vers la Grèce. La Turquie a reçu de l’argent pour mettre en place un système de droit d’asile sur son territoire qui permettrait la protection de toutes les populations arrivantes en Turquie. Il se trouve que cela n’a jamais marché, le flux vers l’Europe continue toujours. La Grèce doit donc potentiellement renvoyer ces arrivants en Turquie. Une très grande partie de l’interview consiste à comprendre la vie de la personne en Turquie dans le but de rendre un avis. L’avis répond globalement à la question : cette personne est-elle en sécurité en Turquie ? Ce système non plus n’a pas vraiment marché. C’est une perte de temps et beaucoup de stress pour le migrant qui vient d’arriver de Turquie et qui n’a clairement pas envie d’y retourner.

La deuxième partie de l’interview, c’est de savoir ce qui est arrivé à cette personne. Et si, au regard de ce qui lui est arrivé, cette personne a besoin d’être protégée par la communauté internationale. Il y a différents motifs de protection. Par exemple, une personne apatride, sans nationalité, comme c’est le cas pour la population bidoune du Koweït, n’est pas reconnue par son pays, le Koweït. Ces personnes n’ont d’ailleurs pas forcément vécu de traumatismes dans leur pays d’origine au sens du droit des réfugiés, mais juridiquement, cela n’empêche pas que la communauté internationale se doit de leur donner un statut de réfugié. Un autre exemple, c’est si la personne est reconnue comme exposée à des risques en cas de retour dans son pays d’origine, toujours selon les critères de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, dite Convention de Genève, et d’une Directive européenne de 2011, dite Directive Qualification, et qu’elle rentre dans les critères de la Convention de Genève. Dans ce cas, elle aura le statut de réfugié ou bénéficiera d’une protection limitée dans le temps : c’est la protection subsidiaire. Cette protection est déterminée de manière juridique en fonction de critères qui concernent ce qui est arrivée à cette personne. Et l’interview est là pour évaluer ces critères.

La troisième partie de l’interview, c’est de déterminer si nous avons à faire à des populations vulnérables. Il s’agit d’une autre protection, nous avons reçu une formation spécifique pour être expert en vulnérabilité. C’est assez dur psychologiquement. Il faut être préparé. Un interview, ce n’est jamais une discussion gaie et légère mais là, ce sont généralement des histoires traumatisantes. 

Cela concerne les populations malades par exemple. Il s’agit généralement de maladie incurable : cancer, diabète, cécité… Quand c’est évident, c’est le médecin qui l’atteste et il n’y a pas besoin d’un interview. Mais aussi et surtout, les femmes seules, les mineurs, les personnes âgées, les personnes ayant été violées ou torturées. Le viol n’est pas un critère pour obtenir le statut de réfugié, en revanche une femme violée a besoin d’être protégée. Il faut donc un ou une expert en vulnérabilité qui va pouvoir conduire des interviews un peu plus sensibles. Aussi, l’expert en vulnérabilité choisit, pour chaque mineur, la personne majeure qui sera en charge. En général, il s’agit d’un cousin ou d’un frère sur le camp. Il faut donc vérifier qu’ils se connaissent pour de vrai et que ce n’est pas une situation de trafic. 

Depuis le mois de janvier 2020, cette procédure de vulnérabilité n’existe plus en Grèce. D’une certaine manière, c’est une bonne chose car cette procédure ralentissait énormément l’octroi de papiers. Maintenant, ces personnes vulnérables sont vues par le médecin mais ne font plus un interview avec un expert en vulnérabilité. La condition médicale de la personne n’a plus de rapport avec la demande d’asile (qui est le but de l’interview). En revanche, la torture d’une personne en raison de dissidence politique garde son sens pour l’obtention du statut de réfugié. Quelqu’un qui a un cancer n’aura pas le statut de réfugié plus facilement qu’un autre, mais il aura en revanche des conditions d’accueil spécialisées, données par le médecin. C’est un gain de temps. 

Les choses prennent du temps à se mettre en place en Grèce. Il faut avoir en tête qu’avant 2015, en Grèce il n’y avait pas de procédure de droit d’asile. Ce n’est pas comme en France ou en Allemagne qui sont des pays de demandes d’accueil depuis très longtemps.

3. Comment as-tu vécu les premiers moments dans les camps ?

Avant EASO, j’avais eu plein de chocs au Pirée quand j’étais volontaire. Très vite j’ai appris à me dédoubler, c’est-à-dire ne plus être la même personne. Au lieu d’être dans l’analyse de ce qui se passe, j’étais directement dans l’action. A la polyclinique de Médecins du Monde, je n’étais pas particulièrement choquée vu que j’étais habituée au secteur médical depuis la France. En revanche, c’est vrai que les premières fois dans un hotspot ont été traumatisantes. C’est impressionnant. J’étais complètement perdue. On se faisait insulter, pas par les migrants mais par les habitants de l’île. 

La première fois que je suis rentrée dans le coin sécurisé du camp de Chios, les migrants nouvellement arrivés étaient mis dans une cage. Une très grande cage dans un entrepôt. Il fallait les regrouper pour s’occuper d’eux rapidement sans qu’ils ne dispersent. Il y avait une logique… mais c’était choquant. Deux jours plus tard, un migrant s’est immolé dans la cage à côté de moi. A la suite de quoi, quatre collègues ont démissionné. C’était mon premier « shadow » d’interview, c’est quand on écoute l’entretien pour apprendre. Je n’ai jamais entendu de tels hurlements. Je n’ai rien vu mais j’étais choquée rien que de savoir ce qui avait eu lieu. D’une certaine manière, si tu ne démissionnes pas après ça, tu restes et tu t’accroches comme tu peux. J’ai eu beaucoup de chance avec ma première équipe. Nous sommes vraiment devenus comme des frères et sœurs. On vivait les uns chez les autres. 

A Léros, durant un de mes premiers interview, la personne me demande de faire attention à sa femme, car elle est très malade. Je ne comprenais pas ce qu’il me décrivait comme maladie. En cherchant sur internet avec les médicaments qu’elle prenait, j’ai vu qu’il s’agissait de traitement de caillots dans le sang. J’appelle mon père médecin, il me dit que c’est très grave, risque d’AVC. Ça n’a pas manqué, elle a fait une crise devant moi. Elle a failli mourir, elle a passé un mois à l’hôpital. L’image la plus marquante c’est que lors de sa crise, il a fallu que je m’occupe d’elle et je ne savais pas comment enlever son voile. C’est attaché avec des aiguilles, j’étais dans l’urgence, elle n’arrivait plus à respirer et je ne savais pas quoi faire. J’étais seule avec l’interprète car les hommes ne pouvaient pas rentrer dans le conteneur. Je me suis sentie complètement démunie, j’ai fait une crise de panique dans la journée qui a suivi. Nous nous sommes retrouvées dans la même chambre d’hôpital. Son mari très reconnaissant, venait à mon poste demander de mes nouvelles pendant des mois après… Et ça, c’est ma satisfaction, quand je me rends compte que j’ai bien fait mon boulot.

4. Quelles sont, d’après toi, les qualités indispensables pour faire ce job ?

Je pense que comme qualités premières, il faut être patient, sérieux et investi. En 3 ans à EASO je n’ai jamais manqué le travail, sauf 3 jours durant lesquels j’étais dans l’incapacité de me lever. Un intervieweur qui s’absente, cela veut dire que le demandeur d’asile aura sa date d’entretien remise à plus tard, et donc toute sa procédure considérablement ralentie. Cela demande une capacité d’investissement personnel, surtout dans les hotspots. Par ailleurs il faut s’enlever la fausse image de prestige associée à l’humanitaire, et qui revient souvent, l’image du sauveur. En fait, pour être bon dans ce domaine il faut surtout savoir se dédoubler. C’est-à-dire abandonner l’ensemble de nos réflexions, comportements, et réactions habituelles. Tout ce qui pour nous est logique, ne s’applique pas, ou du moins pas de la même manière dans les camps. Je fais des erreurs tous les jours. Ce n’est pas simple. C’est ça que j’appelle se dédoubler. Et d’ailleurs, cela vaut aussi d’un point de vue physique, on apprend à rester dans le froid toute la journée, se retenir d’aller aux toilettes, etc. C’est pour cela que j’insiste sur la différence entre l’image fantasmée de l’humanitaire prestigieux et la réalité de ce travail. Les gens qui viennent nous voir et qui ont besoin de nous, c’est leur vraie vie. On est dans le réel et pas dans un rêve de sauver le monde. Comme dans tous les métiers, il faut arriver à garder le sourire même quand on est fatigué, ou que le moral ne va pas. 

 

Retrouvez la première partie de cet entretien ici, et la dernière partie ici.

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