LES ARTISAN·E·S DES DROITS HUMAINS

L’avortement aux États-Unis : un droit au conditionnel

Si l’avortement est reconnu comme un droit constitutionnel aux Etats-Unis depuis 1973, il est encore aujourd’hui menacé : retour sur une bataille judiciaire et politique.

et → 27 mai 2020

© Illustration de Laetitia Abou Faissal

L’avortement ne constitue pas un droit humain formellement reconnu en tant que tel dans les textes internationaux, faute de consensus international1. Pour autant, il s’agit d’un droit fondamental dont l’autorisation ou la prohibition ont des implications très importantes sur le droit des personnes, en premier lieu des femmes.

Les défenseur·e·s du droit à l’avortement invoquent des droits humains tels que le droit à la vie privée, le droit à la santé, le droit à l’éducation et le droit à l’égalité, afin de défendre le droit à l’avortement. Si le droit à la vie privée a été particulièrement mis en avant lors du débat américain autour de la légalisation de l’avortement, argumentant que l’Etat n’avait pas à s’immiscer dans une décision ne concernant que la femme et son médecin, l’avortement est défendu comme droit en vertu de l’égalité entre les femmes et les hommes. En effet, l’avortement fait partie des droits sexuels et reproductifs : pour qu’une femme ait les mêmes droits que les hommes, tels qu’on lui reconnaît dans les textes internationaux, il est essentiel qu’elle soit à même de pouvoir disposer de son corps et de pouvoir exercer un contrôle sur sa santé reproductive et sur le calendrier des naissances. L’avortement fait ainsi partie des droits humains dits de troisième génération. 

À l’inverse, les détracteur·trice·s de l’avortement invoquent le droit à la vie, attribuant par là même une personnalité juridique à l’enfant à naître. 

Si le droit international se garde bien d’attribuer une personnalité juridique à un fœtus, le débat autour de l’avortement peut néanmoins se comprendre comme une mise en balance des droits du fœtus avec les droits fondamentaux de sa mère. 

Aux États-Unis, pays où cohabitent farouches défenseur·e·s des libertés individuelles, et conservatismes religieux, le débat est encore aujourd’hui explosif. Les camps dits « pro-vie » (contre l’avortement) et « pro-choix » (pour l’avortement) s’affrontent sur des terrains aussi bien politiques, médiatiques, que juridiques. 

L’élection de Donald Trump en 2017, après une campagne où il s’est officiellement proclamé contre l’avortement, a été suivie d’une nouvelle recrudescence d’attaques victorieuses du mouvement anti-avortement, dans plusieurs États américains. Ces nouvelles législations extrêmement restrictives, aussi appelés  ”abortions bans” , menacent le droit à l’avortement dans l’ensemble des Etats-Unis2

Comment ce débat peut-il encore avoir lieu aux USA de nos jours quand l’avortement a été officiellement légalisé au niveau fédéral en 1973 ? L’avortement peut-il véritablement être interdit, près de 50 ans après sa légalisation ?

Explications.

 

Le rôle central de la Cour Suprême américaine : préalable indispensable à la compréhension du débat américain de l’avortement

La Cour Suprême américaine est la plus haute instance du pouvoir judiciaire américain3. Sans réel équivalent européen, c’est une institution dont la puissance est aussi bien juridique que politique et symbolique. Composée de neuf juges nommé·e·s à vie, la Cour Suprême veille à ce que la Constitution des États-Unis soit respectée. 

Elle peut être une cour de première instance, par exemple lors de différends opposant plusieurs États. Néanmoins, elle est surtout connue pour sa fonction de cour d’appel, où son rôle d’institution garante de la Constitution prend tout son sens.

La Cour Suprême peut agir en tant que cour d’appel à différentes occasions, elle y est notamment amenée lorsque les affaires mettent en cause la Constitution. La Cour suprême est alors interrogée sur le caractère constitutionnel d’une loi (fédérale ou d’un Etat). La Cour Suprême se prononce ainsi en tant que juge constitutionnel et s’assure de la conformité des lois avec la Constitution. Elle est l’ultime interprète de la Constitution, elle est donc en mesure de qualifier un droit de droit constitutionnel. 

C’est ce qui s’est produit en 1973 en matière de droit à l’avortement, dans l’affaire désormais connue de Roe versus Wade (ou Roe v. Wade). L’affaire Roe v. Wade est une action judiciaire devant la Cour Suprême, contestant la loi texane qui interdit tout avortement à moins que les jours de la mère soient en danger (et sur avis médical).

Au début des années 70, l’avocate Sarah Weddington dépose un recours collectif pour toutes les femmes du Texas, argumentant que les lois anti-avortement du Texas étaient en contradiction avec plusieurs amendements de la Constitution des États-Unis. 

En 1973, la Cour Suprême rend son verdict et légalise l’avortement sur l’ensemble du territoire américain, une décision votée à sept voix pour et deux contre4. La Cour Suprême n’accorde alors aucune personnalité juridique au fœtus, et invoque le droit à la vie privée en estimant que le choix d’avorter dans les trois premiers mois de grossesse ne concerne que la femme et son médecin. La Cour Suprême autorise les États fédérés à légiférer pour réguler les avortements par rapport à la santé de la mère dans les six derniers mois de grossesse. Elle leur permet également d’interdire l’avortement à partir du moment où le fœtus est viable, à savoir les 10 dernières semaines de la grossesse5

Avec l’arrêt Roe v. Wade, la Cour Suprême reconnaît l’avortement comme un droit protégé par la Constitution américaine. Sa décision a eu un impact sur la législation de 46 États sur 50, et a invalidé les lois prohibitives de 31 États. À partir de 1973, il devient interdit d’interdire l’avortement. 

 

L’avortement, enjeu politique américain

Dès 1973 et jusqu’à aujourd’hui, le mouvement contre l’avortement aux États-Unis se donne pour objectif de « casser » l’arrêt Roe v. Wade. La puissance numérique du mouvement et le rôle central joué par la Cour suprême contribue à favoriser la politisation de la question de l’avortement6.

En effet, pour parvenir à remettre en cause l’arrêt Roe v. Wade, il faut que la Cour Suprême statue dans ce sens. Or, ses juges sont nommé·e·s par le Président en exercice avant de faire valider sa décision par le Sénat. L’interprétation de la Constitution ne saurait être complètement détachée de la vision du monde des juges. La nomination de juges conservateurs devient dès lors un objectif du mouvement anti-avortement. Ce dernier représentant une réserve de voix conséquente, la question de l’avortement et le soutien du mouvement anti-avortement devient un enjeu du parti républicain. 

À partir de 1980, Ronald Reagan, alors même qu’il est le premier à avoir fait approuver une loi libérale sur l’avortement en tant que Gouverneur de Californie en 1968, se prononce contre la pratique de l’avortement. Une fois élu, il nomme à la Cour Suprême des juges conservateurs, dans l’espoir de participer au renversement de la majorité en faveur de l’avortement. 

Dans les années 80, le parti républicain se positionne davantage comme le «parti de la moralité ». Des gouverneurs républicains sont de plus en plus nombreux à arrêter de subventionner le « Planned Parenthood » (l’équivalent américain du planning familial en France) du fait du rôle joué par cette organisation dans l’accès à l’avortement. 

En 1989, Bush (père) à l’image de Reagan fait lui aussi volte-face sur ses opinions libérales, se déclarant désormais anti-avortement et décide de participer à la destruction de l’arrêt Roe v. Wade. En 1992, alors même que la Cour Suprême est à majorité conservatrice, le droit à l’avortement connaît un revers sévère à la suite de  l’arrêt de la Cour Suprême Planned Parenthood versus. Casey7. Si cet arrêt n’invalide pas celui de 1973, il autorise néanmoins les États à tenter de persuader une femme de mener sa grossesse à son terme, ce qui leur confère une marge de manœuvre supplémentaire pour limiter l’accès à l’avortement. Mettre des obstacles entre une femme et l’avortement, autrefois considéré inconstitutionnel, est désormais autorisé. 

A la suite de l’arrêt Casey, les États les plus conservateurs ont mis en place des législations visant à restreindre l’accès à l’avortement, comme des lois imposant des critères de fonctionnement extrêmement contraignants aux cliniques où se déroulaient les avortements, condamnant plusieurs d’entre elles à fermer. Selon les périodes, la Présidence, et par conséquent la tendance de la Cour Suprême, certaines restrictions ont été validées, notamment pendant les mandats de George W. Bush. À l’inverse, les Présidences de Clinton et Obama contribuèrent à faire entrer des juges plus progressistes à la Cour Suprême, protégeant l’arrêt Roe v. Wade et invalidant les lois les plus restrictives. 

Depuis l’élection de Donald Trump en 2017 et la nomination de nouveaux juges contre l’avortement à la Cour Suprême, les États les plus hostiles à ce droit mettent en place des lois violant radicalement l’arrêt Roe v. Wade, dans l’espoir d’atteindre la Cour Suprême et de voir cet arrêt emblématique invalidé une fois pour toutes. En 2019, plus de 300 mesures restreignant l’avortement ont été adoptées dans une trentaine d’Etats8

© Illustration de Laetitia Abou Faissal

 

En définitive, si l’avortement est encore un droit constitutionnel aux États-Unis, il s’est vu progressivement fragilisé. Passé d’enjeu économique et social dans les années 1960 à enjeu partisan dès les années 1980, le droit à l’avortement dans l’ensemble des Etats-Unis est sur la sellette, dépendant de la tendance de la Cour Suprême et par extension de la couleur politique du Président et du Sénat. 

Aujourd’hui, la Cour Suprême est majoritairement conservatrice menaçant une fois de plus l’arrêt Roe v. Wade. En parallèle, une inégalité territoriale majeure s’est installée du fait des restrictions mises en place par les États les plus conservateurs.

Pour beaucoup d’américaines, l’avortement n’est d’ores et déjà plus un droit garanti.

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