LES ARTISAN·E·S DES DROITS HUMAINS

L’urgence sanitaire : une menace pour l’État de droit ?

La Chine, l’Europe, et maintenant près de 2,6 milliards de personnes, font face à une crise sanitaire d’envergure mettant à mal nos modes de vie, de travail, d’accès aux soins, aux produits de première nécessité, ainsi que le respect de nos droits et libertés.
Si le Covid-19, virus d’origine animale pouvant s’étendre très vite aux populations humaines, n’était pas imprévisible, puisque anticipé par de nombreux chercheur·euse·s depuis les années 1990, les mesures prises en France pour y répondre, dans l’urgence, méritent que l’on s’y attarde.

, et → 8 avril 2020

En France, la réponse publique face aux urgences sanitaires existe déjà, via le Code de la santé publique

C’est ce Code qui a permis, par exemple, toutes les mesures de confinement prises entre le 16 et le 23 mars 2020, il est normalement conçu pour ce cas de figure et peut permettre de fixer « les règles générales d’hygiène et toutes autres mesures propres à préserver la santé de l’homme, notamment en matière (…) de prévention des maladies transmissibles ». Ce Code peut également donner des pouvoirs importants au Ministre de la Santé pour assurer rapidement la fermeture des écoles, des commerces non nécessaires, ou l’interdiction des rassemblements1.
Le Gouvernement a décidé d’aller plus loin que ce que prévoit le Code de la santé publique, avec un état d’urgence sanitaire.

L’épidémie du Covid-19 : un nouvel « état d’urgence » ?

Depuis le 23 mars 2020 et la loi ordinaire d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, nous sommes en « état d’urgence sanitaire ».
Il s’agit d’un dispositif inédit, qui n’a jamais existé en France et ne repose pas sur les mêmes bases juridiques que l’état d’urgence sécuritaire que l’on a connu en 2015 par exemple.

Quel est l’objectif de cette loi ? Selon le site officiel vie-publique.fr, il s’agit « d’affermir les bases légales » des mesures gouvernementales antérieures prises face à l’épidémie de Covid-19. Cela permet de faire entrer dans la loi tout un système d’urgence jusque-là assuré par décrets, sur la base du Code de la santé publique : la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements…le confinement tel que nous l’avons connu avant le 23 mars 2020.

Cette loi d’urgence du 23 mars 2020 permet de prendre, pendant deux mois, une série de mesures par ordonnance, afin d’éviter le processus habituel de la « navette parlementaire », c’est-à-dire les allers et retours et échanges sur une loi, entre l‘Assemblée nationale et le Sénat. Cette navette est une garantie de notre démocratie mais elle peut prendre parfois jusqu’à plusieurs semaines, un temps trop long face à l’évolution du virus, raison pour laquelle les ordonnances ont été privilégiées dans ce contexte.
Cela veut aussi dire que c’est l’exécutif, en la personne du Premier Ministre et du Ministre de la Santé, qui prend les décisions relatives à cet état d’urgence sanitaire.

La loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020 permet, entre autres choses, d’ordonner un confinement à domicile; de procéder à des réquisitions ; d’interdire les rassemblements ou réunion de toute nature ; de contrôler exceptionnellement les prix de certains produits (comme certains aliments de première nécessité qui pourraient venir à manquer en raison d’achats massifs par les consommateurs) ; de permettre aux patients de disposer de médicaments ou de réquisitionner des taxis pour les transporter ; de réquisitionner des masques ; de décider de limiter la liberté d’entreprendre (de tenir un commerce). Pour les personnes en situation de précarité, la trêve hivernale est prolongée, pour éviter les expulsions.

La loi permet également une modification du Code de travail, notamment des modalités d’organisation des jours travaillés et jours de repos, et accélère le paiement des indemnisations en cas d’arrêt maladie. Les entreprises peuvent bénéficier plus facilement du chômage partiel pour éviter les licenciements massifs si leur activité est perturbée. Le second tour des élections municipales est également reporté au mois de juin 2020. Cette loi d’urgence met également en place un comité scientifique chargé de rendre des avis publics sur l’évolution de la situation et les mesures pour y faire face.

En cas de non-respect des obligations de confinement fixées par cette loi, une amende, voire 6 mois de prison et des travaux d’intérêt général peuvent être mis en place.

Il s’agit donc bien d’un nouvel état d’urgence, sanitaire cette fois-ci, créé spécialement pour l’occasion.
Il peut concerner une partie ou tout le territoire « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population », à la différence de l’état d’urgence sécuritaire2 (celui qu’on a connu en 2015 après les attentats terroristes) activé « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique. »

© illustrations Paul Baudenuit


URGENCE ET DROITS HUMAINS


Pourquoi cette loi d’urgence fait débat ? 

La loi fait débat car elle va à l’encontre de nos libertés de tous les jours : elle nous interdit d’aller et venir, de se réunir, d’entreprendre.
Pour préserver l’économie du pays, elle a aussi un impact sur le droit du travail : les conditions de prise de congés, les horaires de travail, les heures supplémentaires, etc.
Comme les services publics sont aussi impactés par les mesures de confinement, elle a aussi des conséquences sur la justice. Il peut y avoir un passage au juge unique au lieu de trois juges dans certaines procédures et l’utilisation de supports électroniques pour les communications entre les avocats et la personne en garde à vue est autorisée.

De même, du fait des délais liés au confinement seuls les contentieux essentiels seront traités par les juridictions, pour le reste, il y aura un report des audiences. Par conséquent, les durées de détention provisoire sont prolongées, et cette prolongation a été validée par le Conseil d’État. Ces détentions provisoires concernent pourtant des personnes non jugées, présumées innocentes et en attente de leur jugement, détenues dans des établissements pénitentiaires déjà surpeuplés et grandement menacés par le virus.

Créer une exception à une règle habituelle pose une question    importante : cette exception va-t-elle avoir un impact sur notre accès aux droits humains, et sera-t-il disproportionné par rapport à l’objectif final qui est de protéger les français de l’épidémie ?

Que faire, par exemple, de la personne placée en garde à vue qui n’a plus accès aux conditions minimales de défense de ses droits (quelle confidentialité lorsqu’elle échange avec son avocat par téléphone ?), comme le dénonce le Barreau de Lyon ?
Que penser des modifications du droit du travail rendues possibles par l’employeur, sans négociation (jours de repos, durée du temps    de travail) ? N’y aura-t-il pas des abus (harcèlement, épuisement) ?

© infographie Studio TARTAR

Cette inquiétude est d’autant plus légitime que les conditions pour « activer » cet état d’urgence sanitaire sont vastes ET floues :  « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». « Mettre en péril » reste une notion très large et rien n’est précisé quant à « la nature » et « la gravité ». On en déduit donc que l’activation de cet état d’urgence sanitaire sera laissée à l’appréciation du pouvoir exécutif et nous ne savons rien de l’avenir de l’humanité en termes de maladie infectieuses…

Une autre inquiétude réside également dans le caractère général des mesures de cette nouvelle loi. Là où le précédent état d’urgence sécuritaire lié au terrorisme (relire l’article de l’aaatelier : « La future loi antiterroriste menace-t-elle l’État de droit ») fixait des mesures individuelles de surveillance et d’assignations à résidence par exemple, ce nouvel état d’urgence sanitaire fixe des restrictions plus globales à l’échelle nationale, avec un confinement généralisé.

Des modalités de contrôle sont bien évidemment (et heureusement) prévues. Les recours en référé devant le juge administratif demeurent actifs (ce sont des recours dit « d’urgence »).
En cas d’atteinte grave à un droit humain du fait de la nouvelle loi – exemple : vous avez été victime d’un contrôle abusif au titre de votre vie privée – ce juge doit statuer en 48 heures. Mais il faudra qu’il puisse se réunir avec les acteurs participants habituellement à l’audience, en dépit des circonstances actuelles (maladie, absence, peur de la contagion, transports).
La loi d’urgence prévoit également que l’Assemblée nationale et le Sénat soient informés de toutes les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, et puissent poser leurs questions. Mais est-ce suffisant et réaliste, dans la mesure où les députés et sénateurs, aussi confinés, voient leurs conditions de travail revues à la baisse ?

La Constitution et l’État de droit menacés ? 

Le 23 mars 2020 était une journée productive pour l’actualité législative… Au même moment où la loi ordinaire d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 était promulguée, le Premier Ministre saisissait le Conseil Constitutionnel (saisine obligatoire3) pour examen d’une autre loi : le projet de loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19.

Cette loi vient mettre à mal le mécanisme de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC). A quoi ça sert cette QPC ? En temps normal, comme en temps d’urgence, la QPC est un droit reconnu à toute personne de soutenir qu’une loi porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. C’est la dernière barrière de protection de nos libertés en France (pour plus de précisions, allez (re)lire l’article de l’aaatelier sur l’État de droit).

Dans la mesure où l’épidémie de Covid-19 impacte les délais normalement prévus pour cette QPC, la loi modifie ces délais et supprime certaines contraintes pour le Conseil Constitutionnel, ce jusqu’au 30 juin 2020. On peut donc imaginer que moins de QPC seront traitées d’ici-là.

Mais le point le plus inquiétant concerne la façon dont cette loi organique a été débattue : les conditions de vote n’ont pas respecté la Constitution. Celle-ci prévoit normalement quinze jours de délibération. Or cette fois-ci, la délibération a été faite en trois jours… Et pourtant, bien que la Constitution n’ait pas été respectée, le Conseil Constitutionnel n’a pas jugé cette loi inconstitutionnelle « compte-tenu des circonstances particulières ».

Cette décision laisse penser que le cadre normalement rigide et rassurant de notre Constitution, qui préserve par principe nos droits humains, peut être influencé par un nouveau contexte, voire laisser passer certaines choses considérées en temps normal comme illégales.

Mais un système d’État de droit est fait pour protéger l’individu, et ce, en toutes circonstances : en temps de crise (sanitaire ou autre), en temps de guerre, et ce peu importe les changements politiques. On peut considérer cela comme une première faille inquiétante, et donc à surveiller de près.

…Et si ça dure ? 

L’analyse de la pandémie du Covid-19 à l’échelle mondiale nous montre que chaque pays touché traite différemment la question de la prévention sur son territoire et, dans des cas extrêmes, en bafouant les droits humains. Quand certains pays mettent l’accent sur la pédagogie, d’autres bafouent ostensiblement la liberté d’expression, surveillent leurs citoyens, mettent en place des tests systématiques et à grande échelle, voire prônent parfois le « laissez-faire », espérant qu’une partie de leur population se trouvera immunisée…
Le manque de recul et l’incompréhension autour de cette pandémie ne permet à personne de se targuer d’avoir trouvé LA solution au problème.

Toutefois et, en ce qui concerne le contexte français, notre récente expérience de l’état d’urgence sécuritaire (2015-2017) nous conduit à rester vigilant. Pour rappel, la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme était venue introduire dans notre droit commun plusieurs mesures phares de l’État d’urgence activé à la suite des attentats terroristes.
Assisterons-nous à la même évolution à la suite de ce nouvel état d’urgence sanitaire ?

Les réseaux sociaux, les plaidoyers associatifs, la presse, les articles de lanceurs d’alerte… autant d’outils auxquels les lecteurs confinés que nous sommes avons accès et qui doivent nous servir pour rester vigilants !

Et pour piqûre de rappel, la bande dessinée de l’Observatoire de l’état d’urgence réalisée en collaboration avec la dessinatrice Mirion Malle en 2017 : « La liberté est l’affaire de tou-te-s ».

 


					

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