LES ARTISAN·E·S DES DROITS HUMAINS

Prostitution : les plus vieux préjugés du monde

La prostitution est objet de débats, de fantasmes et globalement d’idées reçues.
Quelles en sont ses réalités ? Ses protagonistes ?
Et à quels obstacles sont-ils confrontés en matière de droits fondamentaux ?

et → 7 novembre 2018

© Illustration de Ariane Hugues

La prostitution peut être définie comme des contacts physiques visant à la satisfaction de besoins sexuels, en échange d’une rémunération (qui peut être monétaire, ou pas).

1. Le stigmate1 prostitué

La prostitution, bien que volontiers qualifiée de « plus vieux métier du monde », traîne une image changeante mais toujours lourde de préjugés. « Mal nécessaire » hier, elle est aujourd’hui une atteinte à la dignité humaine. Parce qu’elle interroge frontalement (et inconfortablement) notre rapport au sexe, la prostitution s’inscrit dans l’imaginaire collectif en rupture avec les normes sociales, sexuelles ou relationnelles (communément admises). A cela s’ajoute la méconnaissance du phénomène, soumettant la prostitution et les personnes en situation de prostitution à une stigmatisation très forte.

En sociologie, le stigmate se rapporte au regard négatif que porte un groupe dominant sur un groupe dominé. Les individus stigmatisés sont présentés comme des êtres à part, à l’écart. Le stigmate n’est pas figé dans le temps et dans l’espace, et les populations stigmatisées ne sont ni tout le temps ni partout les mêmes. Le stigmate des personnes prostituées s’explique par une définition de la prostitution, qui la caractérise comme déviante par rapport à la norme dominante. Les personnes prostituées sont qualifiées de déviantes2 en premier lieu dans leur usage du sexe comme source de rémunération.

La prostitution est définie non pas par des membres du « groupe prostitution », mais par les autres (pouvoirs publics, police, structures d’aides, etc.)3. Ces acteurs la définissent par sa population la plus visible, la plus précaire et la plus stéréotypée : dans la rue, issue de l’immigration, victime des proxénètes, victime d’abus sexuels dans l’enfance, exploitée (voire vendue)4. Cette vision, externe5 et réductrice, ne prend pas en compte les diversités de situation. Elle est une définition artificiellement construite, se nourrissant de stéréotypes, les renforçant, et conduisant à une stigmatisation des personnes qui se prostituent.

Le stigmate prostitué est ancré dans la loi, en témoignent les ordonnances de 1960 définissant les personnes prostituées comme des inadaptées sociales. La loi sur la sécurité intérieure de 2003 pénalisant le délit de racolage passif (aujourd’hui abrogé) a renforcé ce stigmate en envisageant la personne prostituée à la fois comme une victime de réseaux ou de proxénètes et comme une nuisance à l’ordre public. Depuis 2016, la loi sur la prostitution pénalise les client.e.s de personnes prostituées, considérant que la prostitution est une violence faite aux femmes à l’instar du viol ou des mariages forcés. Ce faisant, elle définit les personnes prostituées comme invariablement victimes féminines.

2. Des situations prostitutionnelles aussi méconnues que plurielles

© Illustration de Ariane Hugues

La compréhension de la prostitution et de ses protagonistes se heurte à un obstacle majeur : un manque cruel de données. L’illégalité du phénomène et le fort stigmate qui lui est attaché condamnent ses acteur.ice.s à une certaine invisibilité (notamment administrative).

Le seul organisme émettant un chiffre sur la prostitution en France n’est autre que l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTH). Il estimait le nombre de personnes prostituées à 30 000 en 20166. Un chiffre contesté par le Syndicat des travailleur.se.s du sexe (STRASS) et très en deçà des 400 0007 personnes prostituées estimées en Allemagne (où le travail du sexe est légalisé). Nous savons peu de choses de la prostitution, si ce n’est ce qu’en disent les chercheur.se.s, les acteur.ice.s de terrains (associatifs pour la plupart) ou les rapports de police. Cette vision partielle nous conduit à nous interroger sur les diversités de situation remontées par les acteur.ice.s associatifs. Entre la personne prostituée se revendiquant comme travailleur.se du sexe et la personne victime de réseaux de traite des êtres humains, il existe un large éventail de situations.

En d’autres termes, ce que nous pensons savoir de la prostitution, par ce que nous voyons dans la rue, les médias ou les rapports de police, n’est que la partie émergée d’un iceberg dont nous ne connaissons pas exactement les dimensions.

Les sociologues et acteurs de terrains nous remontent des situations de prostitution de personnes étrangères en situation irrégulière qui ne sont pas nécessairement victimes de réseaux mais font le choix de la prostitution faute de mieux. La prostitution n’est pas exclusivement féminine, elle peut être masculine, queer, intersexe et transgenre. La prostitution ne s’exerce pas que dans la rue mais aussi dans des salons de massage, des hôtels, des appartements privés, souvent via internet. Elle n’est pas systématiquement une activité régulière mais peut être occasionnelle pour arrondir les fins de mois. Elle n’est pas invariablement contrainte, ni le fruit d’un traumatisme. Elle peut être un métier dans l’esprit de celle ou celui qui la pratique, un choix éclairé parmi plusieurs alternatives, tout autant qu’une contrainte avec violence. La prostitution peut être un moment de vie, une solution court terme lors de situations bien précises (seul recours pour une personne sans papiers, seul moyen pour payer une opération de changement de sexe).

Ainsi, si la prostitution contrainte, celle du proxénétisme et de la traite des êtres humains, existe, elle ne saurait résumer un ensemble divers de situations complexes, de personnes que nous entendons finalement peu sur leurs propres réalités.

3. Le droit français en matière de prostitution : l’illégalité réductrice de droits

Aujourd’hui, la prostitution n’est pas reconnue par le droit du travail. Les personnes prostituées potentiellement libres (françaises ou étrangères régularisées) ne peuvent déclarer leur activité que sous le régime des travailleur.se.s indépendant.e.s, ne pouvant bénéficier de droits tels que le chômage ou la retraite.

Pour autant, c’est dans la qualification illégale de la prostitution que les droits fondamentaux des personnes sont le plus mis en péril. En effet, qu’il s’agisse de la condamnation du proxénétisme dit de soutien, ou de la pénalisation des clients8, les effets sont directs sur les personnes en situation de prostitution.

Le délit de proxénétisme a pour objectif de réprimer toute personne exploitant la prostitution d’autrui, mais également toutes celles et ceux qui la « laisse exister ». Le proxénétisme de soutien condamne ainsi toute personne aidant, assistant et/ou protégeant la prostitution d’autrui. Cela produit un isolement social des personnes en situation de prostitution, pour qui il n’est ni possible de louer en toute légalité un local, d’annoncer sur un site internet, ni même de s’entraider (pouvant être mutuellement qualifié.e.s de proxénètes). Cela implique donc que pour exercer une activité prostitutionnelle, les personnes doivent la plupart du temps demander à d’autres de prendre un risque pour elles, un risque rarement gratuit.

Quant à la récente pénalisation des client.e.s, depuis l’application de la loi de 2016 (visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnelle et à accompagner les personnes prostituées), les personnes en situation de prostitution ont vu leur nombre de client.e.s diminuer, augmentant leur précarité et mécaniquement leur prise de risque9. Pénaliser les client.e.s a un impact sur les personnes prostituées dans leur marge de négociation : la baisse de la demande de services sexuels les contraint à accepter des prix plus bas, des client.e.s potentiellement plus dangereux, et plus de rapports non protégés.

En définitive, en abordant de façon répressive un phénomène considéré (seulement) comme une violence faites aux femmes, la loi empire la condition de personnes déjà soumises à la stigmatisation et pour certaines à une très grande précarité.

 

© Illustrations Ariane Hugues

 

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