LES ARTISAN·E·S DES DROITS HUMAINS

Lancer l’alerte. Pourquoi, comment et à quel prix ?

Que faire quand, au sein de l’entreprise ou de l’institution qui nous emploie, nous sommes témoins de pratiques immorales voire illégales ? Que faire quand la corruption, la fraude est telle que nous ne pouvons plus nous taire ? Notion introduite les années 90, être lanceur d’alerte apparaît comme une mission d’intérêt général : l’exercice pur de la liberté d’expression et du droit à l’information.

et → 31 janvier 2018

Vous avez sans doute déjà entendu parler du « scandale de l’amiante », de « l’affaire du Mediator », des LuxLeaks, de Edward Snowden… Ces affaires ont un point commun : elles ont à chaque fois été portées au public par un.e lanceur.se d’alerte. En anglais, on parle de whistleblower, que l’on peut traduire par « souffleur de sifflet ».

Le terme apparaît pour la première fois dans Les Sombres Précurseurs de Francis Chateauraynaud et Didier Torny. Nous sommes en 1999 et les deux sociologues appellent « lanceur d’alerte » tout « citoyen agissant pour le bien commun ». Une personne, un groupe ou une association estimant avoir découvert des éléments qu’ils considèrent comme menaçants pour l’humanité, la société, l’économie ou l’environnement et qui, de manière désintéressée, décide de les porter à la connaissance d’instances officielles, d’associations ou de médias, parfois contre l’avis de sa hiérarchie.

Ils citent parmi les lanceurs d’alerte français Henri Pézerat, le chercheur qui a alerté sur la toxicité de l’amiante dans les années 1970 ou encore la journaliste Anne-Marie Casteret, à l’origine des révélations autour du « scandale du sang contaminé » en 1991 1.

Depuis fin 2016, la France s’est dotée de deux dispositifs pour définir et protéger les lanceurs d’alerte :

Et donc, allons-y pour une définition officielle !

L’article 6 de la loi Sapin II définit le lanceur d’alerte comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi » (c’est-à-dire sans intention de nuire par exemple à l’employeur) :

Sont exclus : les faits, informations ou documents couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client.

Le droit d’alerter n’est pas une obligation mais un moyen pour le citoyen d’exercer librement sa responsabilité. De décider en pleine conscience de signaler une atteinte grave au bien commun dont il a personnellement connaissance.

COMMENT ALERTER EN 2018 ?

Nombreuses sont les personnes ayant voulu alerter les autorités sur des pratiques immorales et/ou illégales. Un véritable chemin de croix, parfois éprouvant et dangereux, qui aujourd’hui se voit faciliter par les nouvelles technologies : protection des communications, anonymat mais aussi audience mondiale. La célèbre plateforme Wikileaks par exemple, organisation non-gouvernementale (ONG) fondée par Julian Assange en 2006, a pour objectif de publier des documents pour partie confidentiels ainsi que des analyses politiques et sociales à l’échelle mondiale. Plusieurs millions de documents relatifs à des scandales de corruption, d’espionnage et de violations de droits humains concernant des dizaines de pays à travers le monde ont été publiés sur le site internet depuis sa création. Parmi les révélations récentes : comment les services secrets américains ont placés sur écoute trois chefs d’Etat français2

L’ONG Transparency International a publié fin 2017 un « Guide pratique du lanceur d’alerte » de 60 pages, accessible en ligne et gratuitement. Définition juridique du lanceur d’alerte, nécessité d’attester son alerte et de conserver des preuves, informations sur les erreurs à ne pas commettre pour accéder à ce statut spécifique et les différentes protections qui l’accompagnent… Une série d’informations et de contacts utiles qui ont vocation à informer les citoyens de leurs droits, obligations, protections et moyens de défense pour éviter de choisir de se taire ou de s’exposer à des risques de licenciement et de poursuites judiciaires qui ponctuent généralement le parcours des lanceurs d’alerte.

(Cliquez pour accéder !)

En introduction de ce guide, l’ONG considère que la législation française est une des plus poussées au monde. Elle décrypte les différents paliers à « respecter » pour donner l’alerte : d’abord en interne, via un supérieur hiérarchique ou le système de signalement obligatoirement mis en place dans la plupart des entreprises par la loi Sapin II. Seulement si l’alerte n’est pas traitée dans un « délai raisonnable », le lanceur d’alerte peut s’adresser à la justice, à l’Administration ou à l’ordre professionnel (comme l’ordre des médecins, etc.) correspondant à son secteur d’activité.

S’il est toujours sans réponse au bout de trois mois, il peut alors rendre l’information publique par le biais des médias, d’associations, d’ONG ou de syndicats. Des paliers rigoureux dont la souplesse devra être déterminée « à l’appréciation du juge ». En effet, dans le cas où un lanceur d’alerte ne respecte pas l’ordre des paliers, ce sera à lui d’apporter la preuve de « l’impossibilité manifeste d’agir autrement ». L’alerte peut toujours être rendue immédiatement publique, seulement « si la gravité et l’urgence le justifient ».

Trois paliers donc, pour un véritable parcours qui peut vite se retrouver étouffer par diverses pressions et arrangements. Les « procédures-baillons » – comprenez des procès pensés avant tout pour décourager la source des révélations – sont longues, coûteuses, nombreuses. Cette loi renverserait-elle la tendance ?

PROTECTION ET SOUTIEN DES LANCEURS D’ALERTE.

Le Sénat, lors du vote de la loi Sapin II, a refusé que la possibilité d’un soutien financier pour les lanceurs d’alertes soit mise en place. Sans doute les sénateurs avaient-ils oubliés que saisir la justice n’est pas gratuit… Seule la saisine du Défenseur des droits est gratuite et celui-ci peut accorder un secours financier. Encore faut-il qu’il dispose des moyens nécessaires pour traiter les alertes.

La lanceuse d’alerte Stéphanie Gibaud (scandale de la banque UBS) appelait les pouvoirs publics, en 2016, à se saisir de la question de l’accompagnement des lanceurs d’alerte dans un texte terrifiant :

« Je n’ai extorqué personne, je n’ai rien volé, je n’ai jamais menti, j’ai aidé des fonctionnaires de mon pays à décrypter des mécanismes et des processus qui leur étaient inconnus, j’ai répondu à des questions, j’ai communiqué ce qu’il m’a été demandé ; mais l’État Français m’a abandonnée.

Licenciée en février 2012 avant que l’affaire UBS ne devienne publique, la médiatisation que je vis au quotidien a tissé un cordon sanitaire autour de moi, mais elle m’a coupé depuis plus de quatre années d’une vie professionnelle, de revenus, d’une carrière. Le fait d’être médiatisée crée de facto une discrimination à l’embauche. Par ailleurs, cette affaire UBS a engendré des frais médicaux et thérapeutiques importants et m’a conduite à mendier les minima sociaux depuis l’été 2014.

(…) Si nous étions en démocratie, les règles, les lois et les règlements seraient appliqués, les coupables seraient jugés et condamnés. A l’heure où j’écris ces lignes, il est évident que mes proches et moi-mêmes sommes plus condamnés que les coupables.3 »

Terrifiant… La route est encore longue pour que toutes les langues se délient, sans peur de représailles, de mise au ban.

Edouard Perrin, le journaliste qui a travaillé avec Antoine Deltour et Raphaël Halet – les deux lanceurs d’alerte des révélations dite des « LuxLeaks » – déclarait au journal Le Monde que le procès qui leur était intenté (pour violation et complicité de violation de secret des affaires, entres autres accusations) était « un message à tous les lanceurs d’alerte », comprenez, une menace qui ne dit pas son nom. Le journaliste Edouard Perrin a été acquitté. Reconnus comme lanceurs d’alerte mais pas protégés pour autant, Antoine Deltour et Raphaël Halet ont été condamnés le 29 juin 2016 par la justice du Luxembourg, respectivement à douze mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende, et neuf mois de prison avec sursis et 1 000 euros d’amende. Leurs peines furent confirmées en appel début 2017. Coupables d’avoir révélé des pratiques qui conduisirent à une plus grande réglementation européenne en matière d’optimisation fiscale…

Petit à petit, les législations protégeant les lanceurs d’alerte s’accordent entre elles. Petit à petit, les révélations qui sont faites font avancer les gouvernements, enclenchent des réformes par les soutiens et pétitions qui circulent sur la toile…

Au 1er janvier 2018, la loi Sapin II rentrait officiellement en application. Le 11 janvier 2018, la Cour de cassation luxembourgeoise annulait la condamnation d’Antoine Deltour, mais pas de Raphaël Halet. Le climat se ferait-il, avec le temps, plus propice aux lancements d’alerte ? Aujourd’hui, le Parlement européen fait pression sur la Commission européenne pour garantir la protection des lanceurs d’alerte qui n’ont d’autre choix que d’avoir recours aux médias/à la presse.4

Dans un entretien au journal La Croix, le sociologue Francis Chateaureynaud précisait un peu plus sa définition du lanceur d’alerte : « Rappelons d’ailleurs que toute organisation a, de tout temps, fait face à des alertes. Il y a toujours des personnes ou des groupes, voire parfois des entités non humaines, pour jouer le rôle de guetteur. (…) Certaines sociétés animales se dotent de veilleurs et qu’elles élaborent des systèmes de signaux adaptés face aux différentes sources de danger. Le lanceur d’alerte remplit donc une fonction universelle qui consiste à éviter que le pire ne se produise ».

Croisons les doigts, donc. Et continuons d’alerter.

© Illustration de Basile Zumer

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