Joséphine Faisant, Elsa et Chloe Kritharas Devienne → 15 novembre 2021
© exilée sur l'île de Lesbos, 2015. Photographie de Chloe Kritharas Devienne
1. Ton arrivée en Grèce. Comment et pourquoi la Grèce ?
Quand j’étais enfant, on partait souvent en vacances en Grèce avec mes parents. C’est pour ça que j’ai choisi de venir travailler l’été dans un bar, sur une île plutôt qu’à Paris. A cette époque, j’étais étudiante en droit à Paris, j’ai donc opté pour la Grèce comme destination pour mon stage de fin d’études. J’ai candidaté à l’ambassade de France en Grèce. Quelques mois après leur réponse positive, je déménageais à Athènes. Depuis, je ne suis jamais partie.
2. Peux-tu nous décrire ton parcours en Grèce ?
J’ai commencé par un stage à l’ambassade de France, à la section économique. Ce stage s’inscrivait dans le cursus de mon master en droit des affaires, spécialité vins et spiritueux. Stage auquel a suivi un Volontariat international en administration (VIA), à l’Institut Français d’Athènes, dans le bureau de la coopération internationale des étudiants. J’avais la charge de la mobilité internationale des étudiants, qu’ils soient Grecs, Albanais, ou Géorgiens… en fait, les étudiants hors espace Schengen. C’est la première fois que j’ai été confrontée à des gens qui vivaient en Europe, sans avoir le même statut que les autres. Par ailleurs, certains de ces étudiants étaient nés en Grèce. Ici, c’est très compliqué d’obtenir les mêmes droits que les Grecs quand on est un étudiant international.
Ensuite, j’ai multiplié les petits boulots, dont des missions pour des entreprises françaises et pour le ministère de l’Agriculture grec. C’est ce qui m’a permis d’être bilingue en grec. Cela a beaucoup changé l’aspect de mon parcours professionnel.
J’ai été confrontée, comme tout le monde, à la crise des migrants. Il se trouve qu’à ce moment-là, je n’avais pas de travail, j’ai donc été volontaire pour Médecins du Monde, ce qui a débouché sur un premier contrat.
Cela fait maintenant cinq ans que je travaille soit en ONG – à Médecins du Monde puis à Caritas dernièrement – soit au sein de l’agence européenne du droit d’asile (EASO), mais toujours en rapport avec les migrants et la situation de migration en Grèce.
3. Quelles sont, pour toi qui as connu l’avant crise(s) en Grèce, les principaux changements que la crise économique puis la crise humanitaire ont entraîné au sein de la société grecque ?
Vaste sujet. En effet, j’ai connu la Grèce avant la crise. En revanche, quand j’ai commencé à travailler à Athènes, c’était « grâce à la crise » malheureusement. Mon stage à l’ambassade concernait les entreprises grecques qui ont fait faillite.
Je devais d’une part, rassurer les entreprises françaises, et d’autre part, trouver des entreprises solvables qui pouvaient continuer à acheter les produits français importés en Grèce. Certains produits français comme le champagne, le vin ou le foie gras ont une renommée tellement grande qu’ils doivent de toute manière être présents en Grèce, crise ou pas. J’ai donc été dès le début confrontée à la crise économique d’un point de vue professionnel. Personne n’a été embauché après ce stage, tous mes collègues ont été virés. Le bureau est passé de 15 à 2 personnes en 6 mois et a même fermé puisque c’est devenu un bureau régional, réunissant plusieurs pays.
La crise économique a tout changé. Premièrement, la confiance que la société grecque avait en elle-même. Je m’inclus dedans, étant donné que j’ai toujours travaillé ici avec des contrats locaux. Toutes les habitudes ont changé radicalement. C’était la première fois qu’en Grèce, on voyait des gens dans la rue, faire la manche ou demander à manger. En fait, en dehors du point de vue pratique, où tout a changé, la mentalité de la société grecque a énormément évolué. Se projeter sur le long terme est devenue impossible. On est passé au très court terme, du jour au lendemain. Cela ne veut pas dire, pour autant, que le climat social s’est terriblement assombri, ou que les gens sont moroses depuis la crise. Toutefois, nous avons tous connu des moments très critiques. Je me souviens de plusieurs périodes entre mes 22-24 ans durant lesquelles aucun de mes amis en Grèce n’avait de travail. Parallèlement, tous mes amis de Paris gagnaient un salaire.
Et d’ailleurs, ma famille et mes amis de Paris ne pouvaient pas forcément comprendre ce que nous vivions. Ils voyaient ce qu’il se passait ici à travers le prisme des médias, avec des images toujours plus choquantes les unes que les autres. Et ça n’avait rien à voir avec la réalité.
Au milieu de tout ça, en 2015, la crise des migrants a éclaté, et la crise économique était loin de se terminer. Il y a eu des flots continus et quotidiens de personnes dans une situation de besoin extrême débarquant dans un pays qui n’avait plus aucune capacité d’aide, ni sur le plan financier, ni sur le plan matériel. Aujourd’hui, des grosses marques comme Nike ou Adidas soutiennent financièrement des camps. Mais à l’époque où la crise a éclaté, Nike et Adidas avaient quasiment quitté la Grèce à cause de la crise économique. L’armée restait la seule entité en capacité d’aider, mais les soldats n’étaient plus payés… C’était très compliqué de débloquer des moyens importants pour une population migrante, quand sa propre population n’avait pas à manger.
Clairement, les deux crises ont été mélangées et visibles par tous. Je pense qu’il n’y a pas d’autre pays qui aurait pu gérer cette accumulation de crises aussi efficacement, et surtout humainement.
4. Peux-tu nous détailler poste par poste ton parcours professionnel au contact des réfugiés ?
J’ai commencé en 2015, en tant que volontaire dans une polyclinique qui appartient à Médecins du Monde. Initialement, cette clinique n’était pas destinée aux migrants, elle existe depuis longtemps à Athènes. C’est un centre de santé ouvert à tous, sous conditions de faibles revenus, qui donne l’accès à des soins médicaux gratuits. Elle est située dans le centre d’Athènes et a toujours été très sollicitée. La demande était déjà très forte avant la crise des migrants, notamment pour les soins dentaires, dermatologiques ou gynécologiques. Du jour au lendemain, le nombre déjà élevé de patients quotidiens, a littéralement explosé. Or, la polyclinique ne s’est pas agrandie. Nous avons été submergés par des populations avec des besoins énormes, surtout en psychiatrie et en gynécologie. Des demandes auxquelles nous n’avions pas du tout l’habitude de répondre. Par exemple, nous avions beaucoup de personnes traumatisées sexuellement. Il fallait donc de trouver des médecins expérimentés dans ces domaines, mais aussi capables d’aller vite pour voir un maximum de personnes en une journée. Chose qui n’était pas possible pour les médecins habituels, qui exerçaient à la polyclinique depuis 20 ans.
Mes parents sont médecins, j’ai déjà travaillé dans le milieu hospitalier en France, c’est donc un domaine qui m’est familier. J’ai une certaine aisance avec les termes de santé et les façons de faire, j’ai vite pris goût à me rendre utile là-bas. D’autant plus que j’ai rencontré des personnes extraordinaires avec lesquelles je suis encore en contact aujourd’hui. Cette expérience m’a beaucoup marquée.
En parallèle de Médecins du Monde, j’étais volontaire au Pirée, de manière complètement anarchique. Le Pirée, c’est le plus grand port de tourisme et commercial de Grèce. Aucune ONG enregistrée n’était présente en Grèce à ce moment-là, pour aider l’arrivée de ces populations. On parle là de gens qui arrivent en bateau, traumatisés de leur voyage, avec le peu d’affaires qu’il leur reste dans les bras. C’étaient des scènes de films d’horreur. Des milliers et milliers de familles, d’enfants réunis dans les abris qu’ils trouvaient sur le port, dans des états de stress et de précarité extrêmes. Les mêmes kiosques et abris où les touristes attendent leur ferry pour les îles l’été, en buvant leur café. J’ai été traumatisée à l’époque par ces images. Je n’en dormais pas la nuit. Nous n’avons aucune idée de ce que ces gens ressentent. Pour la plupart, c’est presque trois ans de voyage après avoir tout perdu, s’être fait racketter, violenter… Ils arrivent ici et ne sont plus personne.
C’est là que j’ai compris que cela ne suffit pas de vouloir aider. C’est facile de vouloir tendre la main aux plus démunis, mais en fait, il faut savoir comment la tendre. En tant que volontaire, nous avons très vite tendance à faire n’importe quoi. L’armée n’avait personne pour la distribution de nourriture, ils jetaient donc les cartons là où ils pouvaient. De même pour les vêtements, nous avions pris l’initiative de les distribuer, mais en fait, quand tu n’as que 10 paires de chaussures pour une file d’attente de milliers de personnes, il vaut mieux ne rien donner. J’ai assisté à des scènes de violences sanglantes parce qu’en fait donner ces 10 paires, même si ça part d’une bonne intention, ça crée des émeutes. C’est injuste pour tous les autres. Nous avons vite compris qu’il fallait organiser tout ça. J’ai donc fait partie des premiers volontaires à s’y coller, nous n’étions que quelques personnes mais très motivées et déterminées à sécuriser l’aide sur place. Nous avons commencé à organiser des « patrouilles » pour gérer les cantines solidaires et les donations.
C’est à cette époque que des camps illégaux ont commencé à s’ouvrir, comme le camp à Elliniko, l’ancien aéroport d’Athènes. Ainsi que des entrepôts de stockage des donations, complètement gérés par des volontaires. J’ai suivi tout ça. Au fur et à mesure, des ONG ont commencé à se réveiller et venir pour donner de l’aide humanitaire, notamment alimentaire et médicale. J’ai ainsi été recrutée par une ONG médicale française pour m’occuper de son installation en Grèce. J’ai été littéralement dégoûtée par tout ce qui s’est passé. Tout était nouveau pour la Grèce et dans l’urgence totale, ce qui a mené à un véritable chaos. Les bureaux n’étaient quasi pas légaux. Je pense que cette ONG n’existe même plus. Nous avons tous été traumatisés par cette expérience, mais ces 6 mois m’ont quand même permis de me familiariser avec les camps. C’est là que j’ai compris que c’était ça mon métier, et pas autre chose.
Je pense que faire de l’humanitaire ce n’est pas seulement vouloir aider. Pour moi, il faut vraiment s’intéresser aux raisons pour lesquelles ces populations arrivent ici, connaître la nature de leurs besoins, et la durée de l’aide à leur fournir. Ayant fait des études de droit, je me suis tournée vers le droit d’asile, et j’ai commencé à postuler en tant que juriste.
En 2017, EASO, le Bureau européen d’appui en matière d’asile commence à recruter en Grèce et je suis embauchée. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait, je savais juste que je serai envoyée dans les îles. Ils venaient de démarrer leurs opérations en Grèce. J’étais recrutée par une agence d’intérim, Randstad, que tout le monde connaît mais qui n’a rien à voir avec l’Union Européenne.
Les migrants quand ils viennent en Grèce, ils n’arrivent pas à Athènes mais dans les îles qui sont à la frontière avec la Turquie. Pendant l’année 2016, il y a eu une opération gouvernementale qui avait pour but d’organiser l’arrivée des migrants dans les îles, notamment pour les enregistrer. Il faut avoir en tête, qu’entre temps, il y a les attentats à Paris. Certaines des personnes qui ont commis les attentats à Paris sont passées par des îles grecques. La nécessité d’une présence policière s’est vite fait sentir, plus particulièrement avec un enregistrement plus efficace. La Grèce, avec deux agences européennes, Frontex, les gardes côtes et EASO pour le droit d’asile, ont organisé les hotspots.
Il s’agit de camps fermés dans cinq îles grecques. On voyait ça à la télévision, personne n’avait encore le droit d’y entrer. J’avais vraiment aucune idée de ce que c’était, mais je savais que j’allais travailler dans l’un de ces hotspots. Je ne savais rien d’autre. J’ai suivi une formation d’un mois, avec deux semaines sur le plan juridique, et deux semaines sur le plan pratique. C’est seulement là que j’ai compris ce que j’allais faire : les interviews. C’est-à-dire, les entretiens de demandeurs d’asile qui arrivent dans les hotspots. A la suite de chaque entretien, je devais écrire un avis à partir de mon interview, qui servirait de base aux services grecs de droit d’asile afin qu’ils rendent la décision finale de leur accorder ou non une protection. L’avis final était pris par les autorités grecques. Nous étions le premier groupe d’interviewers envoyé dans les hotspots. Personne ne l’avait fait avant nous. Les conditions étaient très spéciales. Sur le camp de Moria, à Lesbos, j’étais flow manager, c’est-à-dire responsable des entrées et des sorties de l’espace protégé. C’est le centre d’accueil du migrant. Il vient à l’accueil pour demander des nouvelles de son cas, s’enregistrer pour son interview, renouveler ses papiers… En fait, c’est surtout le seul endroit où il peut venir se plaindre et réclamer ce qu’il veut. C’est donc un poste très délicat, surtout dans certains camps où il y a entre 2 000 et 3 000 personnes par jour qui affluent. Surtout que durant certaines périodes j’étais toute seule au « gate », dès 6 heures du matin, et qu’à Moria, il y a beaucoup d’émeutes… J’avais des gens qui se coupaient les veines de désespoir, qui jetaient leur bébé pour être entendus… Il y a de tout à l’accueil, beaucoup de théâtre aussi. J’ai appris à rester très calme en permanence. J’ai aussi appris à regarder dans les yeux, ne jamais mentir mais ne jamais trop dire la vérité pour autant. Il faut aussi savoir communiquer avec des gens comme on peut. Quand il y a un seul interprète farsi sur le camp et qu’il est en interview… il faut se débrouiller. J’ai réussi à trouver des personnes sur qui je pouvais compter dans le camp, et à qui je pouvais demander de l’aide. J’ai vraiment vu le meilleur et le pire chez l’être humain. J’ai commencé en plein hiver, à Noël, toute seule car tout le monde était en vacances. Normalement il faut être 7 ou 8 pour ce gate. Clairement, ce fut le poste le plus challenging de tout mon parcours. Moria a changé ma vie, c’est sûr.
J’ai fait interviewer puis flow manager durant presque trois ans sur les îles de Chios, Lesbos et Leros ainsi qu’à Chypre.
J’ai démissionné à l’été 2019 de ce poste. Non pas que je voulais arrêter mais en fait je voulais rentrer à Athènes, j’étais très fatiguée. Depuis novembre 2019, je travaille pour une organisation internationale américaine qui gère l’implantation de l’ONG Caritas, dans le monde, et donc en Grèce. Je m’occupe de toute la procédure du versement de l’aide mensuelle aux migrants. Cette aide varie selon certains critères déterminés par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (ÚNHCR) qui délègue l’organisation et la mise en place de ces aides sur la partie Attique et Péloponnèse, à Caritas. Je gère donc les relations entre le côté opérationnel et l’UNHCR pour vérifier que tout se passe bien, et que les paiement sont faits. Je viens de commencer, je ne peux pas vraiment en parler mais en tout cas c’est en ligne directe avec ce que je faisais avant. Il ne s’agit plus de hotspots mais de camps ouverts. Les demandeurs d’asile habitent dans les camps, ils y sont installés et ont aménagé leur espace. Ce qui est amusant c’est que je retrouve des demandeurs que j’ai connu dans les îles et qui ont été transférés à Athènes, voire même des gens dont j’ai fait l’interview.
Aujourd’hui, je fais partie d’une organisation en charge de « l’indemnisation » que l’on donne aux demandeurs d’asile, le temps de leurs procédures. C’est une autre responsabilité dans la vie des réfugiés. L’interview, c’est la responsabilité la plus importante aux yeux des demandeurs d’asile. Mais les aides mensuelles sont très liées avec leurs procédures en droit d’asile. Finalement, c’est assez proche de ce que je faisais sur les îles. Mon expérience avec EASO m’aide énormément à gérer certains cas plus sensibles.
Retrouvez la deuxième partie de cet entretien ici, et la dernière ici.
Joséphine Faisant, Elsa et Chloe Kritharas Devienne
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